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I.
Originalfassung der Briefe Bismarcks an Fürstin Katharina und Fürst Nikolai Orloff

 

1

Berlin 28 janvier 1863.

Ma chère nièce

il y a bien longtemps que je n'ai pas eu le plaisir de voit l'écriture de Votre main; je Vous demande l'aumône d'une petite lettre pour savoir comment Vous allez et que Vous n'avez pas tout-à-fait oublié Votre pauvre oncle. Je traîne le boulet de ma misère officielle avec autant de désinvolture que les circonstances me le permettent. Les minutes quelquefois me manquent pour déjeuner, et si je trouve aujourd'hui le loisir de vaquer à une correspondance plus sympathique à mes goûts que celle qui m'occupe habituellement, c'est que je me vois obligé d'assister aux discussions de la chambre des députés, d'écouter des discours insolents, pour voir s'il y a lieu de répondre, et si mes collègues, les autres ministres, ne s'écartent pas de la consigne commune. Hier, je leur ai flanqué un petit discours sec et poli, qui leur a fait l'impression d'un soufflet reçu au moment où ils s'attendaient à nous voir tomber à genoux. C'était assez amusant, mais on se lassent (sic! der Herausg.) de ces conversations stériles sur un terrain digne seulement de l'attention d'un professeur hargneux ou d'un légiste nourri de la poussière des cartons et des codes. Heureusement ma femme et mes enfants se portent parfaitement bien; les derniers ont assisté à leur premier bal, et c'en était un costumé et donné par le fils aîné du Prince Royal, héritier futur du trône dont je défends les droits légitimes. Ils étaient, les garcons en matelots de la marine anglaise, ma fille en costume de cour russe, qui à mon goût paternel lui allait parfaitement. Le Prince Royal lui a fait le plaisir et l'honneur de la faire valser; mon petit troupeau rentrait en gambadant, rêvant bonheur et poésie après s'être endormi du sommeil que donne à la jeunesse l'impression du premier bal.

 

Le 4 fevrier.

Voilà toute une semaine que ces lignes ont pasées dans mon portefeuille sans être continuées. J'ai eu bien de l'ouvrage pendant cette semaine; au milieu de travaux importants et pénibles deux journées passées à la chasse m'ont un peu remis. Mon médecin dit, que cet exercice de la chasse «en fortifiant le physique, repose les facultés intellectuelles». Ce qui me fatigue réellement, ce ne sont pas les affaires, mais les gros dîners et les corvées du carnaval; il ne se passe pas de journée sans un bal à une des cours, j'y perds mon temps et mon sommeil et en attendant les papiers s'accumulent sur ma table.

J'ai reçu avec une vive reconnaissance votre aimable invitation pour le 14; c'est une singulière coïncidence que nous ayons eu, Vous à Bruxelles et moi à Berlin, l'idée de donner un bal le 14, jour de Valentin. Depuis 14 jours nous avions convié la cour et la ville à danser chez nous ce samedi à venir, le Roi m'a fait l'honneur d'accepter 1'invitation. Je ne puis donc pas quitter Berlin ce jour là, j'en suis triste, mais je ne renonce pas au projet; que ce soit un bal ou non, il faudra toujours que je vous fasse ma visite à Bruxelles c'est un engagement pris et à l'accomplissement duquel je tiens sans varier. C'est amusant cependant, qu'à 200 lieues de distance nous ayons eu la même idée de faire danser chez nous le 14; zwei Seelen und Ein Gedanke.

 

Le 11 fevrier.

Toujours cette lettre n'a pas été envoyée! Sans y être bien fondé, j'avais cependant une lueur d'espoir de voir survenir quelque changement dans la distribution des fêtes à donner; mon samedi était convoité par la P-sse Royale, S.A. voulant donner un bal le même jour; en effet elle m'a évincé, mais le Roi et la Reine ont daigné prêter la main à un arrangement qui met à ma disposition le vendredi prochain (13), où la Princesse veut m'honorer de sa présence, tandis que samedi je serai chez eile. Cela dérange un peu mon ménage, et je perds le plaisir que me donnait l'idée de nos fêtes simultanées. II n'en reste pas moins vrai, que toutes mes pensées seront dirigées vers Bruxelles ce jour-là, comme au fait elles le sont bien souvent; surtout quand je fais ma course à cheval tous les jours le long des chemins les plus solitaires qu'offre la campagne de Berlin. C'est le seul moment où mon esprit soit libre de prendre la direction que lui est naturelle, et où mille souvenirs de Biarritz et des Pyrénées, aux accents du «petit navire», viennent prendre la place des fadeurs officielles qui m'abrutissent pendant le reste de la journee.

Si l'âme a la faculté qu'on lui attribue de faire vibrer à travers l'espace les sensations qu'elle éprouve, Vous devez sentir tous les jours de 3 à 4 heures au moins, que je pense à Vous. Mille amitiés à Nicolas.

Tout à vous, ma chère Nièce, j'embrasse vos belles mains.

v Bismarck

 

2

Berlin 16 septembre 1863.

Ma chère Nièce

en quittant Bade, je m'étais propose de me séparer du Roi à Darmstadt, pour aller de là tout droit à Spaa; j'étais très mécontent de ce que mon auguste maître insistât à m'amener jusqu'à Cobourg, où il rendait visite à la Reine Victoria, et j'étais résolu à partir de Berlin dès mon arrivée, pour Vous revoir enfin. Mais l'homme propose et Dieu dispose, arrivé à Berlin je trouvais votre télégramme et j'avais à remercier Sa Majesté de m'avoir épargné un voyage inutile, car Spaa sans Vous aurait été pour moi un triste désappointement, et j'y serais arrivé infailliblement le 2, sans l'heureuse obstination que le Roi mettait à me garder auprès de lui. II m'a examiné sur le but de mon expédition, je le lui ai dit, et il m'a consolé en disant: eh bien, vous le verrez 24 heures plus tard. Hélas, en voilà quinze jours, et je n'y suis pas encore.

Ici le tourbillon des affaires, résultant de la dissolution des chambres et de la farce princière à Frankfort, m'a saisi, et il a fallu la perte douloureuse que je viens de faire pour m'en arracher pendant quelques jours. Je Vous remercie de tout mon c???ur de Vos bonnes paroles et de la part que Vous prenez à notre perte; ma femme Vous en sera éternellement reconnaissante, elle va bien pour le moment, quoique entièrement fatiguée par la douleur et par les soins constants qu'elle a voués jour et nuit à sa mère pendant les dernières semaines. Comme moi, elle s'attendait bien à un hiver rempli d'angoisses et d'inquiétude mais pas à un dénouement aussi subit. Pour moi-même la perte n'est pas moins sensible; j'étais attaché à ma belle-mère par des liens plus intimes qu'il n'est d'usage en pareilles relations, et à mon âge le vide qu'elle laisse dans mon cur ne se remplit plus. II est heureux que je n'aie pas le temps d'y réflechir; le mouvement incessant du moulin officiel ne me laisse pas le loisir de la tristesse. J'ai envie quelquefois à me rendre malade pour jouir d'un repos légitime. II y a un an aujourd'hui que nous nous sommes quittés; j'avais bien alors le temps d'être triste à loisir, en chemin de fer entre Lyon et Paris. J'étais bien sûr alors de Vous revoir dans le courant de cet été, et à présent j'en perds l'espoir. Je n'ai pas la chance d'être libre pour quatre jours de suite pendant les semaines prochaines, et si je l'avais, il serait presque cruel de ne pas aller voir ma femme, qui ne peut pas encore se décider à laisser son vieux père dans un isolement dorénavant complet. Il me faudra supprimer toute Sehnsucht de revoir la mer et en tout autre lieu je crains que ce sera la Princesse O. et pas Catty que je retrouverai.

En attendant je me console à ouvrir mon porte-cigare, où je trouve toujours, à côte d'une de Vos grosses épingles, une petite fleur jaune, cueillie à Superbagnères, une mousse du Port de Vénasque et une branche d'olivier de la terrasse d'Avignon; sentimentalité allemande, direz-Vous; c'est égal, j'aurai un jour la satisfaction de Vous montrer ces petits souvenirs du temps joyeux auquel je rêve comme au paradise lost. Soyez charitable en lettres pour votre pauvre Oncle, et embrassez Nicolas de ma part.

Tout à vous

v Bismarck

 

3

Reinfeld 25 Septembre 1864.

Ma très chère Nièce

c'était bien aimable d'ajouter par Votre lettre un petit épilogue à notre voyage de Weinheim, trop brusquement interrompu par l'inexactitude des trains. Je m'en suis retourné tristement à Frankfort, et la compagnie de Mr. Muller, Leibarzt de l'Empereur et qui m'assommait de sa conversation et de ses dents blanches jusqu' à Darmstadt, m'a mis dans un état de souffrance réelle. En arrivant à Berlin, je trouvais des nouvelles plus alarmantes d'ici que je n'avais pu supposer d'après les derniers télégrammes; j'avais cru que ma femme était tout à fait remise de son indisposition, et j'appris qu'elle se trouvait encore dans un état d'extrême faiblesse. Je me rendis immédiatement ici, chez mon beau-père, et j'ai eu le plaisir de voir ma pauvre femme regagner des forces dès le jour de mon arrivée. Elle a été bien plus malade qu'on ne m'avait dit, et ce n'est qu' à présent que sa guérison est bien déterminée. J'ai passé ici 12 jours, le premier repos qu' à moi-même il m'a été possible de prendre depuis deux ans. Demain matin je repars pour Berlin, où je n'arriverai qu'après-demain. Si l'état des affaires est tel que je le suppose, je compte rester quelques jours seulement à Berlin, et de là me rendre directement à Biarritz. Je me suis fait adresser par mon médecin de Francfort une lettre dans laquelle il jugeait la mer de Biarritz indispensable pour la conservation de mes jours, et je m'en suis prévalu pour préparer tout le monde à ce voyage et à mon absence pendant quelques semaines. La manière la plus simple d'y aller serait de passer par Paris, de Vous y joindre et de voyager avec Vous. Seulement, il m'est difficile de traverser Paris sans m'y arrêter et sans faire une démarche de politesse à la cour, au moins d'après nos habitudes en Allemagne; aussi le Roi va-t'-il désirer que je l'accompagne à Bade, où il se rendra pour le 30, fête de la Reine. S'il en est ainsi, il me faudra passer par Culloz et Lyon, ou trouver un train de Strassbourg à Bordeaux, s'il en existe. Seriez-vous assez aimable pour m'avertir du jour de Votre départ de Paris, et de votre arrivée à Biarritz? Un télégramme expédié après la réception de cette lettre me joindra à Berlin ou me suivra de là à Bade.

Mille amitiés à Nicolas; il aura vu que ses conseils au sujet de Schwalbach ont été suivis. Je vous baise Vos belles mains.

Votre Oncle à jamais dévoué

v Bismarck

 

4

Paris le 25 Octobre 1864.

Chère Kathi

Votre télegramme d'hier a été pour moi une agréable surprise, je considère comme de bonne augure que Votre nom et l'expression de Votre sollicitude pour l'oncle qui s'enrhume m'aient devancé à la première étape de mon voyage. Je n'ai pas trop souffert du froid, ayant trouvé dans le gros plaid que Vous connaissez, un vêtement propre à remplacer le paletot oublié, pour lequel Engel était au désespoir. Je crois que cet excellent chasseur est épris de Thilda ou de Marcelline, car ce n'est pas la seule distraction qui lui soit arrivée. Après Vous avoir perdue de vue, j'ai tâché de maintenir des relations indirectes en regardant les montagnes que nous avons tant de fois admirées ensemble, bientôt les dernières ont disparu entre les pins, pour reparaître un instant auprès de Dax, où l'on voit toute la chaîne, même des pics couverts de neige. Finalement j'avais l'impression que l'on éprouve en chemin de fer quand au moment où Vous jouissez d'une vue admirable, le train entre tout d'un coup dans un tunnel où il n'en reste que l'obscurité et le bruit. Depuis Arcachon j'ai pu observer un changement de température, qui m'a fait fermer une partie des fenêtres et m'apercevoir de la perte du paletot. Les recommandations de Mr. Léon m'ont valu un excellent coupé-lit et vers 6 heures j'étais installé à la même place d'où il y a deux ans je Vous écrivais à Genève; mais cette fois-ci on ne m'a pas laissé le temps de couver mes regrets, c'est une avalanche du style Biarritz; une marée de papiers dont je me trouve enveloppé. Je n'ai pas assez voyagé à ce qu'il paraît, et au lieu de flâner avec Vous en Espagne, je suis menacé d'un voyage à Vienne (ce serait le troisième depuis le mois de Juillet), pour y signer la paix, qu'on dit faite. Je trouve que cet acte sera tout aussi valide s'il est revêtu de la signature de Werther, et je m'en dispenserai.

Je viens d'avoir mon audience à Saint-Cloud, j'en suis très satisfait, je dinerai chez Mr. Dr. de Lhuys et vendredi je compte être à Berlin. L'Empereur m'a dit qu'en effet il partirait demain pour Nice, quoique, à ce qu'il paraît, le patron de notre ami Γамбур. ait fait un dernier effort pour empêcher que l'entrevue eût lieu.

En dépouillant mon portefeuille j'y ai trouvé la carte de M. le Préfet des Basses-Pyrénées, marquée du numéro de ma chambre. C'est sans doute une maladresse de la part de ce garçon si peu intelligent qui nous servait et qui aura jeté la carte parmi les papiers en désordre qui se trouvaient sur ma table. Cet aimable préfet, dont nous connaissons le secrétaire général comme homme très comme il faut, m'accusera donc de l'impolitesse la plus insigne, vu que dans son département même je lui ai manqué. S'il est encore à Biarritz, Nicolas le verra peut-être; je lui serai très obligé s'il veut bien faire agréer mes excuses à M. le Préfet. On m'appelle pour le dîner, ou plutôt on m'annonce la voiture, car ce n'est pas si commode que l'était notre petit escalier chez Gardère; je dois m'habiller et j'ai tellement sommeil, malgré le coupé-lit, que j'aimerais mieux me coucher de suite, et si j'écrivais à une autre personne qu'à Vous je me serais déjà endormi. Vous n'avez pas une idée, Vous ne l'aurez que quand Vous serez de retour à Bruxelles, comme on a l'air drôle en frac et décoré; ce matin avant de partir pour St-Cloud j'ai du rire de mon accoutrement en me voyant à la glace, tellement j'en ai perdu l'habitude; et le chapeau cylindre ne me va plus comme autrefois. Mais on me dit que S. E. l'Ambassadeur m'attend. Au revoir donc, ma très-chère Nièce, embrassez Nicolas de ma part et la Noire et Robert et le Préfet et M. Adena de la part de Votre pauvre Oncle qui s'en va dîner avec des hommes très sérieux.

Tout à vous

v Bismarck.

 

5

Biarritz 21 Octobre 1865.

Chère Catherine

il est vrai que vous m'avez joué un tour qui sort des attributions d'une «méchante enfant», vu qu'il éetait d'une méchanceté tout-à-fait adulte et développée. Je ne me plains pas, naturellement, de ce que vous avez tenu compte des appréhensions de Mme votre mère, quoique le choléra n'ait jamais été à Biarritz et qu'aucun cas depuis bien des années n'ait été constaté à Bordeaux, tandis que vous le braviez sans scrupule à Paris. C'est là une question d'impressions maternelles ou individuelles. Mais vous m'auriez rendu un bien grand service, si vous m'aviez averti du changement de vos intentions dans le temps où M. Gardères en a été informé. C'était une semaine avant mon départ de Berlin. Dans une lettre soumise à la discretion postale je ne puis pas m'expliquer sur l'importance qu'un pareil avertissement aurait eu pour moi; voilà pourquoi j'ai voulu attendre l'occasion du départ de quelque personne de ma connaissance, pour pouvoir franchement vous développer tout le mischief Die in Schrägschrift gedruckten Stellen sind im Original unterstrichen. que vous avez causé par votre silence. Mais il paraît que personne ne va d'ici à Paris, et je dois vous écrire par la poste ou pas du tout; un silence prolongé de ma part pourrait vous faire l'impression d'une bouderie et quoique il m'ait été bien pénible de voir combien votre pauvre Oncle est exposé à l'oubli même dans les occasions où il est fortement intéressé à recevoir un petit signe de vie, je suis cependant trop avancé dans la vie et j'ai trop peu de chance ... Der Rest des Briefes fehlt.

Pardon! Je vois que j'ecris sur une feuille arrachée!

 

6

Biarritz 30 Octobre 1865.

Ma chère Nièce

depuis l'envoi de votre dernière lettre vous aurez reçu la mienne, adressée à Bellefontaine, et qui vous aura appris que tout en me trouvant le droit de vous bouder, je n'ai pas eu le courage de l'exercer, malgré ces semaines d'ennui et de misère que vous m'avez fait passer ici. Le temps était magnifique jusqu'au départ de la cour, un peu trop de monde élégant seulement, en toilettes écrasantes. Mais il paraît qu'en vertu de l'organisation parfaite de ce pays, les vents et les pluies même qui régulièrement accompagnent l'époque de l'équinoxe, aient respecté l'influence gouvernementale ou que les charmes de la gracieuse souveraine les aient domptés; le fait est qu'ils ont ajourné leurs fureurs jusqu'au départ de la Cour, et qu'immédiatement après l'Atlantique a déchaîné tous ses mauvais instincts; des lors tout au plus quatre jours sans pluie, orage, ouragan; et que faire ici, quand on ne peut pas franchir le seuil sans etre dans 2 minutes mouillé jusqu'aux os; quand on doit changer de chaussures quatre fois par jour, Bastien même viendrait à bout de ses bottes en moins d'une semaine. La mer pendant ces trois semaines offrait un spectacle magnifique, envahissant plus d'une fois les cabines et lançant ses épaves à la hauteur de nos fenêtres, mais interdisant toute natation. En franchissant au bain la seconde lame on était averti par le coup de sifflet du garde côte que l'on s'exposait à un «tirant» irrésistible. Le Port-Vieux fut tout-à-fait impracticable. De cette manière ma femme n'a retiré aucun avantage de son séjour; elle n'a pas pris son premier bain et d'elle et de ma fille il y avait toujours une d'indisposée. Nous sommes restés espérant d'un jour à l'autre que le temps se remettrait et ne sachant où aller sans rentrer dans la galère officielle. J'ai finalement la sensation d'être oublié sur une île déserte et je suis démoralisé au point de préférer Berlin à Biarritz. Demain nous partirons pour Paris, où je crois rester deux ou trois jours, de manière que vers la fin de la semaine nous serons rapatriés. C'est pour la première fois que j'ai la nostalgie de mes foyers officiels. Savez-vous qu'au fond Biarritz est un séjour bien misérable, et il est peu probable que j'y retourne jamais. J'en ai facilement oublié ou ignoré les inconvénients quand j'y étais avec vous, aujourd'hui je suis désillusionné et j'emporte une impression d'ennui et de tristesse. Ce n'est qu'en votre absence que j'ai fait l'observation que les vins de M. Gardères sont mauvais, le siphon qui était parfait quand vous «abreuviez Star» à un goût métallique, l'eau douce est sans fraîcheur, la glace manque absolument, tous les lits sont trop courts et sentent le moisi; si nous dînons chez nous, nous sommes mal servis et mal nourris, et dans la salle-à-manger d'en bas on rencontre quelquefois des gens de bien mauvaise compagnie; Gustave est malade d'une angine, Edmond aime ses aises et tyrannise ma fille; notre grotte est mouillée et boueuse, occupée par des pêcheurs amateurs; notre falaise aux goëlands gachée par une carrière, les tamarinds coupés et la bruyère humide comme une éponge ne consiste que de ces herbes épineuses que vous connaissez. Et vous étiez dans votre paradis de Torquay, après m'avoir envoyé promener sur cette plage stupide, à 600 lieus de chez moi, perdre dans les averses et les bourrasques l'illusion qu'à Biarritz on ne pouvait être qu'heureux, gai, content, satisfait. J'y cherchais la fontaine de jouvence, et j'ai vieilli de 10 ans, ce qui me met juste à la soixantaine. Dans ce moment la pluie bat les carreaux, la mer est blanche et tapageuse, ma femme et Marie écrivent à des correspondants oubliés quand il fait beau, au dessus du salon une famille anglaise se livre à des ébats gymnastiques qui font trembler le lustre, et le plafond de ma chambre craque sous la semelle en bois du père de famille qui arpente la sienne. Vous ne m'y reprendrez plus; partout ailleurs je vous prouverai que je suis un oncle trop modèle et trop attaché pour vous bouder. J'embrasse Nicolas et je vous prie d'en faire autant à French. Mille amitiés de la part de ma femme et de Marie qui est très reconnaissante de votre souvenir.

Tout à vous

v Bismarck.

 

7

Berlin 29 Juin 1866.

Ma chère Nièce

j'ai pris la part la plus vive à votre maladie et à votre guérison; mille remerciements à Nicolas d'avoir pensé à moi. J'espère que vous êtes tout à fait remise à présent, et mes vœux ont accompagné votre convalescence. Si je continue le genre de vie que je mène depuis 3 mois, il est inévitable que je tombe malade moi-même. Plus la crise se développe, plus les affaires se concentrent sur moi; on ne me laisse plus dormir, et j'ai cependant besoin de beaucoup de sommeil; mes ressorts s'usent au physique comme au moral. Après des journées d'un travail rude et sans entreacte, il m'arrive d'être appelé aupres du Roi à 1 ou 3 heures de la nuit. Demain nous partons pour l'armeé, et le changement d'air avec l'activité physique que comporte la vie militaire me fera du bien ou fera éclater la maladie que je couve et que tout excès de fatigue engendre à la longue. Nous venons de recevoir d'excellentes nouvelles de Bohème; nos troupes jusqu'ici sont restées victorieuses, même contre des forces Autrichiennes très supérieures en nombre. Je vois dans ces premiers succès le gage de l'assistance de Dieu, qui nous conduira à bonne voie. L'armée hanovrienne a mis bas les armes ce matin. La ville est pavoisée de drapeaux et la foule qui encombre les rues m'a forcé à plusieurs reprises de faire apparition à la fenêtre. La popularité me pèse, je n'en ai pas l'habitude, mais on se fait à tout. Veuillez me donner des nouvelles de votre chère santé, et pardonnez à votre Oncle les délais de correspondance qui résultent de l'oppression où me tiennent les affaires. Embrassez Nic(olas) de ma part. Si vous êtes assez bonne Nièce pour m'écrire, adressez toujours à Berlin, nous avons des courriers tous les jours pour le quartier général. Mes respects à Madame votre mère, et mille choses de la part de ma femme, qui vous félicite de votre guérison.

Tout à vous

v Bismarck.

 

8

Berlin 1 mai 1867.

Chère Catherine

A mon retour d'un voyage en province j'ai trouvé le télégramme que Nicolas a eu la bonté de m'adresser et je profite du premier moment libre que me laissent les affaires et la Cour pour vous féliciter de tout mon cœur et pour vous exprimer les sentiments de joie et de satisfaction que me cause votre bonheur de mère et, comme j'ai appris avec plaisir, de nourrice. Ma femme en a agi de même à l'avantage pas seulement de ses enfants. On me dit qu'Alexis montre des dispositions précoces à la gourmandise et à la colère; celà me paraît impossible pour l'enfant d'une mère dont je connais le sangfroid imperturbable et l'aversion contre les déjeuners!

Nous avons marié votre prince avec toute la solennité d'usage, et le Roi Léopold m'a fait une impression bien sympathique, peut-être parce qu'il entama notre première conversation en me parlant de vous et dans des termes qui trouvaient un écho dans mon cœur. Il m'a invité à venir le voir à Bruxelles, et si j'ai la chance d'en profiter, le public donnera dans la même mystification qui me fait rire intérieurement toutes les fois que l'on parle de mes voyages politiques à Biarritz, où cependant je ne serais jemais ni resté ni retourné sans mon aimable nièce. Il y a tant de gens qui sont assez malheureux pour ignorer l'existence de Catti et de la falaise aux goëlands, et qui cherchent midi à 14 heures en supposant que c'est la politique qui m'attire à 200 lieues au delà de Paris. Ils ne connaissent pas même Gustave, ces badauds politiques, ni le phare et la grotte.

 

6 mai.

Depuis que j'ai ecrit ces lignes sur le méchant papier du Landtag, dans la séance duquel j'en trouvais le temps, j'ai été saisi par le courant un peu gonflé des affaires et ce n'est qu'aujourd'hui qu'il me revient un peu de loisir, et dans cet état ma première pensée appartient à mon aimable nièce et à mon petit-neveu Alexis. Je suis convaincu que je vais vous revoir cet été; si Dieu veut que nous ayons la guerre, elle doit commencer au moins près des frontières de la Belgique, et je vous ferai ma visite pour jouir un moment du bienfait de la neutralité belge; si, comme je le désire de tout mon cœur, la paix nous reste, j'ai la chance d'accompagner le Roi, qui en revenant de l'Exposition de Paris ou en y allant ira voir le Roi des Belges et passera une journée ou deux à Bruxelles.

C'est demain qu'à Londres on fera la carte pour un jeu qui peut devenir gros; car si nous avons la guerre, nous en aurons toute une série; celui qui sera vaincu à la première, n'attendra que le temps de reprendre haleine pour recommencer, et celà peut durer jusqu'à la vieillesse d'Alexis. Nous n'attaquerons pas, car nous n'avons rien à envier à la France, mais naturellement nous nous défendrons, et sans outrecuidance je crois que nous le ferons bravement. La guerre serait ridicule au fond, un assaut de maître d'armes, mais pour vivre en paix, il en faut deux. Ce seront les armements qui, comme l'année dernière, rendront la guerre inévitable; à l'heure qu'il est nous n'avons pas déplacé encore un seul homme ou un cheval; mais comme la France, après sa farce du Moniteur n'a fait que redoubler ses préparatifs de guerre, il faudra que nous fassions tout à la fois pour la ratrapper, si la conférence ne nous donne pas des garanties de paix immédiates.

En voilà assez de politique. Embrassez Nicolas et Alexis de ma part. Je baise vos belles mains.

Tout à vous

v Bismarck.

 

9

Berlin 11 mai 1868.

Ma très-chère Nièce

Vous êtes mille fois aimable de ne pas me gronder après une conduite qui ne trouve son excuse que dans des circonstances que vous n'êtes pas obligée d'apprécier à leur juste valeur. Ce n'est que pendant tout ce temps que votre lettre Magnus se trouve à côté de mon écritoire, je n'aurais trouvé le quart d'heure pour vous répondre; mais j'ai voulu causer avec Magnus avant de vous dire mon opinion, et j'avais l'idée qu'après un si long silence je vous devais une bonne et longue lettre, un peu conforme aux sentiments d'un oncle pour la plus aimable de ses nièces. Cette tache que je me figurais se heurtait contre un état de fatigue physique et morale, qui m'est trop peu habituelle pour l'appeler paresse. Je suis «used up», je passe 12 heures au lit sans me reposer, et le travail qui autrefois me passionnait de temps en temps, me répugne, l'exercice tout de même. J'espère qu'un temps de repos absolu de 3 ou 4 mois cet été va me délivrer de ces symptômes de sénilité précoce, mais pour le moment les quelques heures que l'état de ma santé me permet de travailler, ne me suffisent pas pour les affaires les plus indispensables. C'est donc à titre de valétudinaire que je sollicite votre indulgence. Votre cousine Oubril vous aura dit qu'au sujet de Magnus vous prêchez à un converti. J'ai toujours eu bonne opinion de son aptitude aux affaires, et il l'a surpassée par sa conduite au Mexique, où il a montré autant de tact et de dévouement que je lui connaissais d'intelligence. Il s'agit seulement de voir sa santé rétablie, de connaître ses propres appréciations, et d'avoir une place disponible. A l'heure qu'il est, tous les trous sont bouchés, et cependant je voudrais bien en offrir un à votre protegé, où il puisse mettre à profit ses excellentes qualités.

Quant au valet-de-chambre de M. votre père, j'ai écrit aux autorités compétentes dès la réception de votre lettre. La question n'est pas de ma compétence, et quelle que soit mon influence sur la grande politique de ce pays, il me manque toute autorité immédiate pour les petites affaires d'administration, et ma volonté la plus absolue ne suffit pas pour libérer le moindre conscrit du service ou de l'obligation de comparaître devant la Commission de recrutement de son district. S'il est vrai, comme je le suppose à la suite des indications données par vous, que votre protegé ait été examiné deux fois déjà, de manière qu'il ne s'agirait que de le soumettre à la dernière des trois révisions voulues par la loi pour tout le monde, je crois que l'on aura pour moi la complaisance de l'en dispenser. La classification officielle de son état vis-à-vis du recrutement serait dans ce cas: « zweimal schwach gefunden»; pour être libéré en définitive, il faut qu'on le trouve 3 fois « schwach», c'est à dire que son infirmité ait été reconnue à trois révisions auquelles il aurait été soumis dans l'espace de 3 ou 5 ans. Si tel est son cas, je puis espérer que les autorités consentent à une troisième révision à faire par un médecin allemand en France. Si au contraire mes suppositions étaient erronées, et qu'il n'ait pas encore été examiné pour la première fois par l'autorité compétente, alors, malgré le zèle que je mette à servir mon aimable nièce, mon autorité ne suffira pas pour obtenir une complaisance qui exposerait à la destitution les employés qui l'auraient pour moi, et qui savent que nos lois seraient implacables pour eux, malgré tous mes efforts en leur faveur. J'attends incessamment la réponse des autorités locales auxquelles j'ai écrit.

Ce sont, comme autrefois, les discussions parlementaires qui me donnent le loisir d'écrire ces lignes, qui excèdent la mesure de tout ce que j'ai écrit de ma main depuis 3 mois; ce n'est que vous qui puissiez faire trotter ma plume de la sorte; avec l'accompagnement de discours plus ou moins spirituels et criards des orateurs qui parlent pour ou contre l'impôt sur le tabac.

 

15 mai.

Je reçois dans ce moment la réponse de Nassau, qui à mon grand regret constate, que ma supposition ci-dessus était fausse, que c'est la première révision à laquelle B. doit être soumis. Dans ce cas il est légalement inévitable qu'il se présente le 19 c. devant l'autorité locale qui l'a sommé à comparaître. J'aurai soin d'instruire les commissaires d'expédier votre homme aussi promptement que possible, de manière qu'après une absence de 36 ou 48 heures il puisse être rendu à ses fonctions. Mais il est inévitable pour tout Prussien de se montrer une fois dans sa vie au moins, quelques uns plus souvent, dans toute la nudité que la décence nous enseigne à couvrir de vêtements, devant le magistrat et le médecin militaire de son département. Un ordre du Roi même ne saurait l'en dispenser, il lui faudrait pour celà rien moins qu'une loi spéciale passée par les deux chambres. Voilà l'absolutisme de la légalité, contre lequel je suis sans moyens.

Exprimez mes regrets biens sincères à M. votre père sur cette difficulté imprévue qui m'empêche de lui rendre service. Il était question dans vos lettres cependant de «deux certificats» qu'il tenait; voilà qui m'a induit en erreur.

Je baise vos mains et je vous prie de dire mille amitiès à Nicolas. Soyez convaincue que mon zèle d'exécuter les ordres de Catty est toujours aussi ardent à Berlin qu'à la grotte du phare, et qu'il m'est bien douloureux de vous faire défaut dans le cas de B, et que je serais heureux de vous prouver par des faits que ce n'est pas la bonne volonté qui me manque.

Tout à vous

v Bismarck.

 

10

Meaux le 18 septembre 1870.

Ma chère Nièce

Au milieu du bruit qui m'entoure et des affaires qui m'accablent j'ai eu bien du plaisir à revoir votre écriture et à me laisser aller aux souvenirs du passé qu'elle me rappelle. Votre lettre a été longtemps en route, elle ne m'est parvenue qu'ici, où le quartier général se trouve depuis hier. Je me suis empressé de demander au Roi les ordres qu'il fallait pour mettre à exécution ceux que j'ai reçus avec plaisir de votre part; car si je suis un mauvais correspondant dans cette vie de travail assidu et de maladies bien graves que j'ai menée depuis quelques ans, mon zèle de rendre service à mon aimable nièce restera toujours le même. Le roi vient d'envoyer l'ordre à l'armée du Prince Royal, qui se trouve echelonnée dans la direction de Fontainebleau, de se conformer au contenu du papier joint sous ce pli Die Beilage ist abgedruckt S. 124/5.. Je suis convaincu que cela suffira pour mettre Madame votre mère à l'abri du côté des autorités militaires. Mais toute armée traîne derrière elle une cohue de voituriers et de maraudeurs qui cherchent à frustrer la vigilance des chefs et à faire des réquisitions frauduleuses. Pour protéger Bellefontaine contre les exactions illégales de ces traînards, il sera utile de s'adresser au nom de Mme votre mère au premier officier allemand de la présence duquel elle sera informée, et de demander pour sauvegarde un «Armee Gendarme» à être logé à B. en vertu de l'annexe. C'est la police militaire, qui fait pendre les pillards et maraudeurs sans autre tribunal. L'ordre de sauvegarde va donc arriver à nos militaires par deux voies, celles de S.A.R. le Prince Royal, et par vos belles mains, si vous faites parvenir l'annexe à Bellefontaine; mais je crois qu'il serait bon de l'envoyer par un messager exprès, parce qu'à la porte de Paris on ouvre les lettres, et on supprimerait la pièce qui porte ma signature, on saccagerait plutôt Bellefontaine pour dire que ce sont les Prussiens qui l'ont fait. Cette guerre nous a appris ce que c'est que la civilisation française!

Nous sommes bien éloignés de paix à mon avis, car avec qui la conclure? Nous nous préparons à passer quelques années en France avant d'arriver à ce qu'on appellera la paix, mais qui ne sera qu'un armistice; car quelles qu'en fussent les conditions, même si nous leur payerons leurs frais par dessus le marché, ils ne nous pardonneront jamais de nous être si bien défendus contre leur absurde attaque. Nous serions bien bêtes de nous en aller sans emporter la clef ou les clefs de notre porte, c'est à dire Strassbourg et Metz, car dès qu'ils auront repris haleine ou trouvé des alliés, ils recommenceront la joute, la vingtième à peu près depuis deux siècles.

Pardonnez ces observations politiques et ce barbouillage à peine lisible, mais le courrier me presse, et une fois en conversation avec vous, j'ai bien de la peine à y mettre fin. En baisant vos mains, je vous prie de me pardonner l'irrégularité de ma correspondance, je vous devais une réponse à une de vos lettres, je l'avais donnée en me conformant de fait à vos ordres, mais j'aurais dû vous l'annoncer.

Donc, pa-don, et croyez-moi votre oncle le plus dévoué et le plus soumis de tous ceux que la nature ou l'adoption vous ont donnés.

Tout à vous

v Bismarck.

 

11

Berlin 2 juin. [1871]

Chère Catherine

au milieu d'une discussion au Reichstag je n'ai que le moment de vous envoyer l'annexe et l'assurance de mon invariable attachement. Mille amitiès à Nicolas. Votre pauvre oncle a bien la nostalgie des heureux jours de Biarritz et de la vie insouciante qu'il nous était permis d'y mener et qui est si loin de cette existence bruyante dont les fatigues m'accablent aujourd'hui. Je n'ose plus retourner à cette plage, Gustave et Edmond me noyeraient. Je vous prie de me rappeler au souvenir de Madame de Tonnerre si elle n'est pas déjà partie.

Tout à vous, ma chère Nièce,

v Bismarck.

 

12

Berlin 10 novembre 1871.

Ma chère Nièce

votre aimable lettre m'a d'abord donné la nostalgie de Biarritz et de la liberté, du temps qui n'est plus. En me rendant au Reichstag, ou en discutant des questions qui ne m'intéressent que médiocrement avec des hommes qui ne m'intéressent pas du tout, je me figure, au risque de me laisser aller à des distractions compromettantes, l'éxistence que nous pourrions mener comme autrefois sur cette plage que les souvenirs du passé me font chérir. Si vous lisez les journaux, vous vous moquerez comme moi de l'importance politique qu'ils ne cessent de prêter à mon séjour à Biarritz; «pourquoi Mr. de B. y serait-il venu, s'il n'avait rien à dire à Napoléon? »Vous savez bien que la politique, bien qu'elle s'introduise partout ailleur, m'avait perdu de vue dans la grotte du Phare et sur la falaise des Goëlands. Ce n'est qu'en 1865 que j'aie rencontré l'Empereur à B., et encore lui aussi s'est-il refusé constamment à infecter de politique la fraîcheur des brises de la mer.

 

25 décembre.

Voilà ce que j'avais l'intention de vous écrire il y a 6 ou 7 semaines, et je continue ma lettre le premier jour où je renouvelle la connaissance de mon encrier. J'ai presque perdu l'habitude d'écrire. Dans l'intervalle ma pauvre femme est tombée malade, de manière à m'inquiéter sérieusement pendant les premières semaines; elle doit encore garder la chambre; quand elle était au plus mal, son père a succombé à ses 82 ans et à une maladie accidentelle. Je ne pouvais pas cacher à ma femme la perte qu'elle venait de faire, vu que je devais me rendre à l'enterrement, et cette nouvelle imprévue l'a mise à l'agonie de manière que nous avons passé par les inquiétudes les plus sérieuses. A l'occasion de l'enterrement de mon beau-père j'ai pris froid, et je revenais de Poméranie affligé d'une grippe nerveuse qui m'a tenu au lit pendant trois semaines, et consigné jusqu'à l'heure qu'il est. Ma femme et moi nous avons eu l'unique occupation de nous soigner mutuellement, remplissant chacun à son tour le rôle de malade ou de garde à mesure qu'il y avait convalescense ou rechute. C'est très vertueux mais ce n'est pas amusant. Contre la vieillesse qui approche il n'y a pas de remède qui vaille, et c'est sans gaîté mais aussi sans amertume que je sens comme ma charpente va se détraquer au physique comme au moral. Je suis fatigué, et tout en restant attaché à la vie de ce monde, je commence à apprécier les charmes du repos contemplatif, et j'aimerais bien de passer de la scène à une loge de spectateur. Il me sera bien difficile d'en obtenir l'autorisation, même en faisant bailler le public que j'ai réussi à divertir quelques fois. Le Roi est trop âgé pour accepter un changement qui lui paraîtrait arbitraire et à moins de trouver un motif irrécusable, il ne me sera pas permis de me soustraire au service de mon vieux maître, qui, Dieu soit loué, se porte à merveille. Il m'a donné une bien belle propriété, qui est parfaitement à mon goût, une belle forêt d'une grande étendue, peuplée de gibier, et située à une demi heure de distance de Hambourg, par chemin de fer, asyle que je suis condamné à regarder avec des yeux de Tantale. Je vous demande bien pardon, chère Catty, de ces réflexions maladives; j'y renonce pour vous dire que j'ai eu le plaisir de voir Nicolas, qui est parti pour St. Petersbourg en pleine santé et qui vous aura informé par télégraphe de son arrivée. J'ai écouté avec la plus grande sympathie ce qu'il m'a raconté de vos enfants, des douleurs par lesquelles Dieu a éprouvé votre cœur de mère et de l'heureux développement de votre fils, mon arrière-neveu. Je vous prie de croire que parmi vos anciens amis vous n'en avez pas de plus sûr et de plus dévoué

que l'Oncle de Biarritz et du Pic du Midi

v Bismarck.

 

13

Berlin 22 Avril 1873.

Ma chère Nièce

votre aimable lettre, par la date de son arriveé, était une des agréables surprises qu'à mon jour de naissance m'avaient été préparées par les membres de ma famille, parmi lesquelles j'ai l'honneur de compter la plus aimable des nièces. Je vous en remercie de tout mon cœur, et j'éprouve en relisant votre lettre le plaisir mêlé de tristesse que nous donne en présence des platitudes actuelles le souvenir du temps qui n'est plus. Nous étions si bien au soleil de Biarritz et je suis si mal en grelottant sous le souffle glacial de notre brise de printemps. J'ai oublié de stipuler à la paix de Frankfort pour moi, le droit de retourner à Biarritz sans que les baigneurs nos amis, me noyent, et pour notre orphelin là-bas, des mesures de protection contre la haine que lui attire mon nom. Je suis très disposé de faire pour lui ce que vous trouverez utile et faisable. Pour un secours en argent, je le ferai remettre entre vos charitables mains comme vous voulez bien vous en charger, et je vous prie seulement de m'indiquer la somme qui à-peu-près vous paraît indiquée, me trouvant tout-à-fait dans le vague. Puis pour des mesures plus sérieuses en vue de l'avenir du pauvre enfant, je ne puis pas me former une idée, parce que je ne connais pas les moyens et les institutions que l'on a en France pour mettre un orphelin délaissé à même de se préparer à gagner son pain plus tard. Nous avons des institutions sous différents noms qui se chargent de l'éducation de pareils enfants mais nos lois ne permettent pas d'y introduire un enfant étranger, qui n'a ni domicile ni commune qui le recevrait. Aussi l'ignorance de l'idiome constitue une difficulté de plus; les lois françaises aussi défendront l'émigration d'un enfant. Je serais bien reconnaissant si vous vouliez me conseiller par rapport à ce qui peut se faire en France, et si vous vouliez continuer à faire l'œuvre de charité en commun avec votre oncle, comme bonne nièce et marraine.

J'ai eu bien des difficultés avant d'arriver à mon encrier pour vous écrire ces lignes. Les affaires, les voyages, les indispositions physiques et morales, les fêtes à la cour où on abuse de ma personne comme élément décoratif. Dans ce moment mes malles se préparent autour de moi, et dans quelques heures je serai embarqué pour St. Petersbourg. Je suis dans l'impossibilité politique de ne pas accompagner le Roi à ce voyage, et je serai charmé de revoir quelques anciens amis; mais l'état de ma santé est tel, que je redoute sérieusement l'effet de ce brusque changement de température. La Néva tient ferme encore, et le thermomètre varie entre 2° et 12° de froid. Voilà des chances pour développer mes rhumatismes.

Je vous prie de dire bien des choses de ma part à Nicolas et de me conserver son amitiè et la votre. Je la mérite par le dévouement avec lequel je vous suis attaché.

v Bismarck.

 

14

Berlin 10 février 1875.

Cher ami

je vous remercie des bonnes paroles que vous m'avez écrites et que j'ai lues avec grande satisfaction. Je n'ai jamais douté de votre amitié, mais cela ne m'empêche pas d'être bien content d'en recevoir l'expression. En suivant une voie tracée plutôt par force majeure que par ma volonté il ne m'est pas donné de conserver toutes les amitiés sur lesquelles j'aimais à compter, et à mon âge on n'en noue plus de nouvelles. Nous ne nous voyons à mon regret que bien rarement, mais c'est toujours un bonheur de savoir que l'on a un ami quelque part, de garder le Souvenir d'un passé heureux sans l'amertume qu'y mêlerait la rupture d'anciennes intimités. J'avais un grand nombre d'amis avant d'être ministre et peu d'ennemis, même parmi mes adversaires; la proportion inverse d'aujourd'hui est-elle la suite de mon caractère, ou le résultat naturel d'une vie ministérielle prolongée au-delà de la durée moyenne? Autrefois au moins je n'étais pas mauvais coucheur, on me donnait plutôt le certificat d'être facile à vivre. Aussi me paraît-il que parmi tous les ministres ayant fonctionné au delà de 10 ans, et pour peu qu'ils aient mis du zèle à faire leur devoir, je ne me souviens pas d'un seul, qui à la fin de sa carrière eût eu des amis, je peux même dire qui ne soit pas mort ou renvoyé se trouvant plus ou moins généralement détesté. Même les souverains ne sont pas exempts de ce sort, au moins en Allemagne; ils ont cependant les moyens de faire ou de sembler faire eux-mêmes le bien et souffrir que leurs ministres fassent le mal. Les 6 souverains qui dans ce pays ont précédé mon maître étaient en partie de grands hommes, et les autres plus distingués et plus bienvaillants que la plupart des rois. Il n'y en a pas un cependant qui ait laissé un ami, pas un même dont la mort n'ait été considérée par les contemporains comme un soulagement plutôt que comme une perte. Et nous aimons notre Dynastie, nous sommes attachés de cœur à nos Rois. Comment donc un pauvre ministre échapperait-il à cette froideur, à cette haine, que la pouvoir attire à ceux qui l'exercent?

Pardonnez-moi cet épanchement mélancolique; il vous prouvera combien je tiens aux amis qui me restent et combien je suis reconnaissant de l'amitié que vous me conservez. Je suis bien souffrant depuis six semaines, 15 à vingt heures au lit, souffrant de névralgie et de rhumatismes. J'espère que Catherine va regagner sa bonne santé d'autrefois et je vous prie de lui exprimer mon attachement et mes vœux sincères pour sa santé. Ma femme va bien cet hiver, et s'ennuit à tous les bals où ma fille danse. Elles vous remercient de votre bon souvenir.

Croyez-moi toujours et partout votre ami

v Bismarck.

 

15

Berlin 4 Janvier 1876.

Je vous remercie de cœur, cher ami, d'avoir pensé à moi au début l'année, et je vous rends sincèrement les vœux que vous m'adressez.

Le 75 n'a pas été indulgent pour nous deux; votre perte est la plus profondément douloureuse qu'un homme puisse subir. La perte de la compagne avec laquelle on a partagé les impressions de la meilleure partie de la vie est pour tout cœur bien né une blessure qui ne se cicatrise pas; mais la perte d'une femme comme Catherine, c'est l'extinction d'un rayon de soleil, qui par la bonté de Dieu vous était échu en partage, réjouissant et animant en même temps tous ceux qui avaient le bonheur d'en subir le contact. Le souvenir qui me reste du temps où j'en ai éprouvé le charme m'a accompagné à travers les émotions et les déboires de la politique, comme un dernier reflet de la lumière d'une belle journée qui n'est plus. Il est bien naturel que vous sentiez autour de vous un vide, que la résignation chrétienne seule peut rendre supportable sans le combler.

Mes chagrins ne sont pas comparables aux vôtres. Je souffre en voyant souffrir ma fille, et en contrôlant l'effet que son malheur fait sur la santé de ma femme, qui en est visiblement atteinte. Une fille en devenant veuve avant le mariage s'en remet plus difficilement qu'une femme; elle n'a rien à faire qu'à couver sa douleur. C'était un jeune homme très distingué qui aurait fait une brillante carrière sans être le gendre d'un ministre. Ils se sont aimés depuis longtemps, à mon insu, ils auraient dû me le dire plus tôt. Ma fille a expié un bonheur de quatre semaines par deux mois d'angoisse et par un deuil dont la violence me fait espérer la guérison par l'effet du temps.

Moi-même j'ai été souffrant les 12 mois durant de l'année, surtout à Varzin, où je n'ai pu ni chasser ni monter à cheval, ni travailler ni marcher même, j'ai passé au lit la plus grande partie de l'été. Je n'ai pas su trouver le courage de refuser à mon vieux maître le sacrifice des dernières forces qui me restent, tant que le Roi n'y renonce pas de bon gré; l'impossibilité physique cependant m'y fera passer en peu de temps. Mes médecins depuis un an me menacent de peine de mort si je ne renonce pas complètement aux affaires, et j'ai moi-même une soif ardente de repos, un penchant irrésistible vers une existence qui me permette de passer ce qui me reste de la vie dans un recueillement solitaire. La lassitude, au physique et au moral, me paralyse, je dirais le dégoût de la vie, politique au moins, si ce n'était un murmure contre la volonté de Dieu, qui peut-être m'impose le devoir de mourir sous le harnais qui me pèse; car Il ne me fournit pas une occasion décente pour m'en défaire. La vie que je mène depuis un an est cependant impossible pour un homme d'affaires. Je ne dors que dans la journée, de 8 à midi ou 1 heure, où prendre le temps de travailler, surtout avec les autres? Depuis longtemps je ne reçois et ne fais pas de visites, n'écris pas de lettres et ne réponds pas à celles que l'on m'adresse; je ne vais pas à la Cour, je manque de politesse envers tout le monde; chose qui augmente prodigieusement le nombre de mes ennemis, au delà de ce qui résulte naturellement de la politique et des devoirs que je remplis envers mon pays.

Pardonnez-moi cet épanchement, mon eher Nicolas, il m'en passe rarement et j'ai le besoin de vous dire que je me sens malheureux, tout en priant Dieu de ne pas m'en punir, car Sa bonté m'a laissé ma femme et mes enfants, qui vous remercient de vos bonnes paroles, et moi je vous embrasse en ami dévoué.

v Bismarck.

 

16

Kissingen 19 Août 1879.

Je vous remercie de tout mon cœur mon cher ami, d'avoir pensé à moi en traversant Berlin et d'avoir associé mon souvenir à celui qui vous est le plus cher. Dans les moments de loisir que me laisse le tourbillon incessant des affaires, moi aussi je me rappelle avec prédilection les localités où j'ai eu le bonheur de vivre avec vous et avec Catherine cette vie gaie et heureuse du temps où je n'avais rien à démêler avec les parlements et peu avec les Souverains. Notre séjour à Biarritz, nos courses a travers les Pyrénées, sont les derniers points lumineux de mon indépendance perdue que j'entrevois à travers de 17 ans d'esclavage ministériel. Le charme et le regret de ces coups d'œil retrospectifs, c'est le souvenir de Catherine, qui me restera inaltérable, jusqu'à l'heure où je la suivrai dans le pays d'où on ne revient pas.

Vous me feriez un bien grand plaisir, cher Nicolas, si en traversant l'Allemagne à votre retour à Paris, vous pouviez me ménager un moment de revoir; je serais bien heureux de causer avec vous après tant d'années et d'événements. Nous causerons politique si vous voulez, ou amitié et souvenir de Catherine, si la politique vous répugne. J'attends avec impatience le moment où il me sera permis de rentrer dans la vie privée, de vouer le peu de temps qui me reste à ma famille, à mes amis et à mes terres qui souffrent de mon absence; mais après le crime dont mon vieux maître a été victime je ne puis pas lui faire defaut contre son gré. Il aura 83 ans au mois de mars! J'en ai par dessus la tête de la vie politique. Néanmoins j'aurais bien envie d'en causer avec vous et surtout des relations de nos deux pays que tant de personnes dont le devoir serait de les soigner sont occupées à troubler. Je crois que parmi les hommes d'état en Europe en dehors de vos frontières il n'y en avait pas de plus profondément russe que moi, quoique le Prince Gortchakow ne m'ait pas facilité l'exécution de mes bonnes intentions; mon attachement pour l'Empereur Alexandre n'en a pas souffert. Encore au Congrès de 78, aucune proposition russe n'a été faite, que je n'aie pas soutenue, et dans les questions les plus importantes, emportée par mon influence et mes efforts, sans la moindre coopération de Gortchacow. Je ne sais donc pas, pourquoi on lance contre moi la meute de la presse ministérielle en Russie. Si on est las d'avoir un allié sûr et fort, la besogne n'est pas difficile de s'en défaire; mais pourquoi? Je ne comprends rien à votre politique, peut-être pourrez-vous m'en donner le mot.

Je pars demain pour Gastein, j'y resterai jusqu'à la mi-septembre. Si vous passez par Berlin pendant ce temps, j'ai du guignon, si vous voyagiez plus tard, vous me trouveriez ou à Berlin ou à portée de Berlin, et je vous promets de ne pas souffler un mot de politique si cela ne vous arrange pas. Je ne vous dirai alors que plus amplement, que je serai toujours et de tout mon cœur votre ami

v Bismarck.

Excusez mon écriture, j'ai depuis cinq ans une contusion de balle au poignet qui me l'engourdit quand j'écris.

 

17

Jeudi [25. septembre 1879]

Pourriez-vous, cher Nicolas, venir me voir pour un moment d'entretien?

Tout à vous,

v Bismarck.

Je suis à votre disposition jusqu'à 2 heures et si c'est trop pressé, apres 3 heures.

Samedi [27. septembre 1879]

Je vous remercie, mon cher ami, d'être venu. Je serai chez moi et à votre disposition demain de 1 à cinq heures, et charmé de vous voir à l'heure qui vous conviendra. Si vous voulez faire le plaisir à ma femme de dîner avec nous ce sera à 5 heures, et vous y rencontrerez M. de Sabourow, en habit de ville en tout cas.

Tout à vous

v Bismarck.


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